Après le biopic de Jalil Lespert adoubé par Pierre Bergé, la version « maudite » signée Bertrand Bonello (puisque celle-ci n’a pas eu l’accord du compagnon du couturier) est finalement parvenue sur nos écrans ce mercredi 24 septembre. Saint Laurent propose une vision radicalement différente de la vie chaotique du légendaire créateur, sans respect de la chronologie. Il s’agit surtout d’une tentative brillante pour transcrire sa perception même des événements.
Pour élaborer cet aspect sensoriel, Bertrand Bonello a construit son film en conférant, comme à son habitude, une place de choix à la musique. Rien d’étonnant, puisque le Français a lui-même commencé sa carrière dans ce domaine. De formation classique, il a d’abord travaillé avec des artistes (Françoise Hardy, Daniel Darc…) avant de se tourner vers le cinéma. Il n’a en revanche jamais lâché les synthés, composant la plupart du temps ses propres bandes originales. Dans son précédent long métrage, L’Apollonide, souvenirs de la maison close en 2011, il mêlait ses morceaux à des tubes soul anachroniques (on se souvient particulièrement du lancinant Nights in White Satin de The Moody Blues ou du détonant Bad Girl de Lee Moses sur le générique de fin), le film se déroulant au début du XXe siècle.
Pour Saint Laurent, il a choisi de se concentrer essentiellement sur la période 1967-1976 de la vie du créateur, incarné avec grâce et profondeur par Gaspard Ulliel. Les années sont charnières, puisqu’elles sont marquées par le grand succès de son travail dans la mode mais également par le début de sa décadence personnelle (dont la triade drogue/alcool/sexe, symptomatique de son mal-être). Preuve qu’il ne laisse jamais rien au hasard, le cinéaste a sélectionné des morceaux sortis dans la décennie couverte par le film. On pourrait penser qu’il s’agit d’une volonté de coller à la réalité de l’époque en en reconstituant le contexte. Sauf que les tubes sont pour la plupart de la soul américaine, probablement pas le genre le plus populaire en France durant ces années.
Au-delà du goût et des obsessions du réalisateur, le parti pris trouve sa cohérence dans le destin du couturier, puisque sa flamboyante déchéance se rapproche de celle de plusieurs personnalités hollywoodiennes et new-yorkaises de l’époque. Au cours du film, Saint Laurent entretient d’ailleurs un échange épistolaire avec l’une de ces figures, Andy Warhol, alors que l’on retrouve le Velvet Underground (groupe que Warhol a produit au sein de sa Factory) sur la B.O. La boucle est bouclée.
Crédit photo : 2014 Mandarin Cinéma – Europacorp – Orange Studio – Arte France Cinéma – Scope Pictures / Carole Bethuel
Au contraire du film de Jalil Lespert, Saint Laurent n’explore pas la relation Yves Saint Laurent/Pierre Bergé sous son aspect romantique. Entre les deux, il est plutôt question de pouvoir, de contrôle ou de concessions. Et pour cause : Bergé est un homme d’affaire, Saint Laurent un artiste. La scène de club où le couturier rencontre son deuxième amour apparaît alors, dans chacun de ses aspects, comme une véritable libération. Sous un plafond bariolé de néons multicolores, la caméra navigue entre Jacques de Bascher (Louis Garrel, plus à l’aise que jamais dans ce rôle de dandy sexuel) et Saint Laurent qui se jaugent et s’admirent pour la première fois sur l’irrésistible Didn’t say a word de Patti Austin. Une séquence époustouflante que le cinéaste laisse se déployer dans la durée, prenant le temps de s’attarder sur les déhanchements de la foule et laissant les regards se plonger l’un dans l’autre.
Bonello complète la bande son en composant des morceaux synthétiques rétrofuturistes, au beat parfois disco (La mort de Moujik). Il réussit à créer une atmosphère habitée et pénétrante et à nous immerger dans un mental constamment travaillé par les paradoxes. Musique et montage nous font appréhender chaque séquence comme un rêve, sans malgré tout nous délester du poids de la réalité de Saint Laurent (l’urgence des collections à dessiner). Considérant, en plus, ses difficiles conditions de création, le cinéaste a accompli là un véritable tour de force que n’aurait sans doute pas renié le couturier.
Texte : Timé Zoppé