Dans Under the skin, sorti le 25 juin, Scarlett Johansson interprète une extraterrestre qui débarque en Ecosse, se grime en vamp et sillonne les rues de Glasgow en camionnette, avide d’hommes à croquer. Jonathan Glazer réalise ici son troisième long métrage (après Sexy Beast en 2000 et Birth en 2004), alors qu’il poursuit en parallèle son travail sur des pubs et des clips (on lui doit notamment celui de Karma Police, de Radiohead). Dès le générique, mystérieux ballet de formes géométriques abstraites accompagné de la voix de l’actrice balbutiant des syllabes inintelligibles, le cadre est posé : Under the skin est une expérience.
Sans la présence de Scarlett Johansson en tête d’affiche, le projet de Glazer aurait sans doute été remisé dans le genre confidentiel des films « expérimentaux », et ne se serait jamais retrouvé dans une salle de cinéma. Sans complexe, le réalisateur s’autorise toute latitude pour explorer les possibilités de son médium. Il n’hésite pas, par exemple, à mélanger des types d’images radicalement différents, qui vont des sublimes plans graphiques, savamment éclairés et composés lorsque les hommes se trouvent chez l’héroïne, aux images plus brutes – parfois volées en caméra cachée – dans le camion et dans la rue.
Crédit photo : Diaphana Distribution
Pour mettre en musique cet objet cinématographique non identifié, Glazer a judicieusement choisi de faire appel à Mica Levi. La musicienne anglaise est connue pour ses téméraires embardées dans les champs de la musique expérimentale par le biais de son groupe Micachu & the Shapes. Violoniste et altiste de formation, elle n’a jamais lâché les cordes, mais les utilise d’une manière beaucoup plus expérimentale dans son groupe, jouant notamment sur des guitares préparées. Pour la bande originale de Under the Skin, elle synthétise en quelque sorte ces deux aspects de son parcours : elle revient à ses instruments d’origine mais leur fait épouser la forme folle du film. Elle compose ainsi une musique pénétrante, viscérale, cosmique et, dirait-on, jamais entendue.
Tout le paradoxe de la bande originale tient dans ce pari : réussir à être à la fois très littérale, dans le sens où la musique colle parfaitement aux images et à l’histoire et ne se place jamais en contrepoint, tout en étant complètement libre et inédite. Il est par exemple parfois difficile de déterminer quel instrument se fait entendre. Les variations presque constantes de rythme, les dissonances, la construction sans structure fixe de chaque morceau… Tout renvoie au registre de la musique atonale. Le spectateur se perd dans des plongées sonores sans véritable début ni fin, exactement comme il est égaré dans une histoire intrigante, dont les clés ne sont livrées que très progressivement.
Le thème principal illustre particulièrement bien la corrélation entre la musique et le scénario. D’une apparente simplicité dans sa construction, puisqu’il tient sur la répétition de trois notes de violons et d’une percussion au rythme très lent, le thème est décliné à l’infini tout au long du film, de manière imprévisible. À l’écran, les scènes dans lesquelles l’héroïne ramène des hommes chez elle s’enchaînent de façon tout aussi répétitive, une routine semble se dessiner, mais est finalement déjouée par de multiples variations, de plus en plus surprenantes (par le type de corps des hommes qui se succèdent, par la découverte du procédé de l’héroïne).
Les trémolos de violon évoquent des insectes grouillants, le danger qui guette. La distorsion que l’on entend quand le violon passe à la troisième note – la plus aiguë – renvoie l’image d’un mouvement souple, comme la démarche chaloupée de l’héroïne qui recule pour attirer ses proies dans son piège. Ou encore comme cette masse noire de liquide dans laquelle elle les plonge. Les percussions suivent le rythme de ses pas. L’intuition se vérifie au fil du film : la musique exprime exactement l’intériorité de l’héroïne alien, comme s’il s’agissait de son véritable langage.
Sur d’autres morceaux, les explorations de Mica Levi passent par des moyens plus traditionnellement associés à la science-fiction, notamment les nappes de synthétiseurs. Mais rien ne sonne jamais de manière familière, aucune musique n’autorise un peu de répit, parce que l’héroïne traque, puis est traquée à son tour. Il faut reconnaître que la scène finale est, d’un point de vue narratif, assez déconcertante. Mais reste en tête cette incroyable bande son hybride, aussi cohérente qu’osée, qui s’infiltre jusque sous la peau.
Texte : Timé Zoppé
La bande originale du film est en écoute sur Deezer, ou encore sur AlloBO.