Ce jeudi 23 octobre 2014, la grande salle de la fondation Cartier à Paris est en effervescence. Près de quarante ans après leur première collaboration sur l’album Horses, Patti Smith et John Cale sont réunis par la Fondation Cartier pour un concert « exceptionnel ». Le public est mixte, mais s’y détachent quelques personnages aux airs de spécialistes, le menton dans la main, le regard vague et le cheveu rare. La scène est baignée d’une lueur bleue, guitares et batterie brillant dans la pénombre, attendant leur heure de gloire.
Premier rang, vent debout, un caméraman débonnaire de la Fondation confie son habitude des caprices de star à deux jeunes femmes, fans de Patti Smith depuis l’enfance. Ça discute, les yeux rivés sur la scène, de souvenirs liés à la reine du punk. Ça débat de son besoin ou non d’être filmée, d’avoir ce surplus de notoriété lorsqu’on pense qu’elle a, elle-même, connu les fondateurs de la beat generation. Qu’elle est déjà, évidemment, à entendre certains, une « légende du rock »…
Après vingt minutes d’attente, elle entre en scène avec ses deux guitaristes, Lenny Kaye et Tony Shanahan (l’un électrique, l’autre électro-acoustique). Malgré son look de chamane aux cheveux blancs, en fermant les yeux, on croit se retrouver près de quarante ans en arrière… sa voix, intacte, transporte et fascine.
Redondo Beach et son tempo lancinant ouvrent le premier set du concert. Les deux guitares créent, au long de cette première partie du concert, une atmosphère intimiste, sans l’effet « réchauffé » qu’aurait pu avoir un simple revival. Les fans ne s’y trompent pas : l’aura de l’artiste est encore phénoménale. Lorsqu’elle enchaîne avec Ghost dance, scande des paroles à réveiller les morts et exhorte le public à chasser les fantômes, paumes levées vers le ciel, la salle obtempère. Et entre les immenses vitres révélant les jardins éclairés de la Fondation, c’est comme une incantation. Le set sera ainsi maîtrisé et profondément rocailleux, entre morceaux devenus classiques repris en chœur par la salle (Pissing in a River, Because the night) et poèmes scandés en musique.
Parmi ceux-ci, un en particulier se détache : ombre de la beat generation oblige : Howl d’Allen Ginsberg prend dans la bouche de Patti Smith une dimension toute particulière. Elle qui chausse pourtant ses lunettes pour saisir le petit ouvrage jauni, trouve ici le chemin du sacré, et l’envie nous prend de s’asseoir en tailleur à même le sol pour écouter ses imprécations.
Car Smith a beau être grand-mère – elle le rappelle au public en imitant son petit-fils entre deux chansons – elle est toujours profondément punk et pour cela, son ode aux morts, aux vivants et à la liberté sonne juste. Elle est punk lorsqu’elle crache soudain sur scène, sans plus de façon. Punk, quand elle demande au public s’il est trop frileux pour mettre les mains en l’air. Punk, quand elle houspille le cameraman (du début) qui, la filmant en gros plan, a gâché son avancée de reine du rock vers le public, micro au poing.
Sur le deuxième set, elle laisse la scène à John Cale. L’ancien des Velvet Underground, en costume un rien chatoyant ajoutant à son attitude de crooner dangereux, s’installe au clavier. C’est alors un tout autre monde qui prend place : les lumières se font plus chaudes, les jardins de la Fondation disparaissent derrière les vitres soudain opacifiées, comme artificiellement embuées. On se croirait descendu dans un club infernal : batterie (très hip-hop) basse, guitare et le clavier de Cale livrent une performance cadencée, forte, presque lourde en comparaison de l’énergie première donnée par Smith, en souvenirs d’années disparues, mais presque spirituelle. Quelques bons morceaux sont joués, Hedda Gabbler et November Rain – entre autres – mais malgré un batteur très créatif, la magie des machines n’opère pas vraiment. Lorsque Patti Smith revient sur scène après le set de Cale, c’est devant une salle moins dense…
Mais les « quitters » ont eu tort, car les attendent un final qui réconcilie tout le monde. John Cale délaisse son clavier et sort la guitare. C’est d’abord un Power to the People d’une puissance rare, ramenant à la vie les idéaux de toute une époque, qui emporte le public. Puis Picasso s’empare de la scène métaphoriquement avec le morceau du même nom. Le duo terminera sur du Velvet Underground (Sister Ray, extrêmement explicite), comme un hommage vibrant à Lou Reed.
N’oublier ni les vivants ni les disparus, et profiter de la vie : quelle plus sage leçon que celle-ci ?
Article : Marie Godart